L'histoire d'Arlene
Arlene partage avec nous son expérience de proche aidante de ses parents atteints de troubles neurocognitifs. Elle souligne l’importance cruciale de soins culturellement adaptés pour les personnes touchées et propose d’autres mesures urgentes à prendre en matière de soins, selon sa perspective.
« Mon père était avocat aux Philippines et ma mère était comptable. Tous deux ont immigré au Canada en 1974. Mon père a fait beaucoup de sacrifices, car il a dû quitter sa profession d’avocat, sa passion, pour offrir un avenir meilleur à ses enfants au Canada. Une tante nous a parrainés, puis nous avons vécu dans un appartement d’une chambre et quelques mois plus tard, nous avons obtenu notre propre logement.
Pendant plusieurs années, papa a travaillé comme agent hypothécaire, puis pour le gouvernement pendant un moment et, en parallèle, il était assistant juridique. Il a aidé de nombreux Canadiens d’origine philippine à créer des entreprises, ainsi qu’à constituer des associations et des organismes clés comme la Chambre de commerce des Philippines et l’Association des infirmières et infirmiers philippino-canadiens. Il a siégé au conseil d’administration de l’organisme Scarborough Community Legal Services pour aider les professionnel·les philippin·es nouvellement immigré·es à trouver un emploi et à obtenir la reconnaissance de leurs diplômes au Canada. Il croyait en l’unification de la communauté philippine et lui a fourni une plateforme pour qu’elle soit reconnue et prise au sérieux au Canada. À 59 ans, sous l’administration de Bob Rae (qui cherchait en partie à rendre l’emploi plus équitable dans le système de justice), mon père est devenu le deuxième juge de paix philippino-canadien de l’Ontario.
En 2017 — il avait 83 ans à l’époque —, nous avons commencé à remarquer quelques changements. Il prenait de mauvaises décisions au volant. Une fois, il s’est perdu et il a fait le tour de Scarborough (où nous habitons) pendant cinq heures. Il n’a pas pris son insuline pendant un mois, et il a connu un épisode de délirium.
Au même moment, ma mère a aussi commencé à avoir des problèmes de mémoire après avoir eu le zona et d’autres complications de son arthrite et de son diabète nouvellement diagnostiqué. On l’a inscrite dans une clinique spécialisée dans l’équilibre et la prévention des chutes et plus tard dans une clinique de la mémoire, car elle commençait à oublier certaines choses. Pendant une grande partie de sa vie avant les troubles neurocognitifs, elle avait une mémoire très vive et se souvenait des dates de naissance, des adresses et des activités auxquelles nous participions quand nous étions plus jeunes. Mais les défis associés à sa maladie affectaient sa mémoire à court terme : elle oubliait le moment où elle devait prendre ses médicaments, les séquences de ses activités et ce qui s’était passé lors d’événements récents.
Pendant les premiers mois de la COVID-19, ils sont restés avec moi jusqu’à ce qu’ils puissent retourner en toute sécurité dans leur appartement. Nous avons alors compris, à mesure du déclin de leur mémoire, qu’ils auraient besoin de soins à temps plein; il revenait donc à notre famille de nous en occuper, en plus de recevoir un soutien à la prestation de soins. Puis, en décembre 2021, le cancer du poumon de mon père a récidivé après 20 ans. Le trouble neurocognitif progressait et mon père s’exprimait de moins en moins, mais nous avions encore des moments privilégiés pendant lesquels il nous surprenait par son esprit et son charme, ses blagues, et les questions plus sérieuses qu’il nous posait sur notre travail et notre famille. Bien que nous échangions peu, il semblait généralement heureux, content et il aimait passer du temps avec ma mère. Peu de temps avant sa mort, il a eu un moment de lucidité où il a dit en tagalog : « Merci. Je veux que vous sachiez que je suis vraiment reconnaissant pour les soins que vous nous avez prodigués à maman et moi. » Après l’avoir enregistré, je plaisantais avec lui. Il disait : « Tu m’as enregistré? », et je lui ai répondu que oui. Il a dit : « Très bien. C’est ce que je veux. »
« Peu de temps avant sa mort, il a eu un moment de lucidité où il a dit en tagalog : “ Merci. Je veux que vous sachiez que je suis vraiment reconnaissant pour les soins que vous nous avez prodigués à maman et moi. ” Après l’avoir enregistré, je plaisantais avec lui. Il disait : “ Tu m’as enregistré? ”, et je lui ai répondu que oui. Il a dit : “ Très bien. C’est ce que je veux. ” »
Pour ma famille, avoir la foi est important : on récitait le chapelet et papa le récitait avec nous. Mais vers la fin, il était très faible. Je me souviens que nous étions avec un prêtre; nous avons administré les derniers sacrements la semaine avant sa mort. Mon père était si faible à ce moment. Mais il était présent. Il savait. Il ne mangeait pas. Il souffrait beaucoup et on lui donnait beaucoup de médicaments. Peu de temps après, il est décédé.
Ma soeur et moi travaillons dans le domaine de la santé, et nous avons eu la chance d’avoir accès à des médecins pour les évaluations initiales de la mémoire de nos parents et pour d’autres choses, comme trouver du personnel en travail social, recevoir des informations sur les soins palliatifs, la neurologie et plus encore. Mais le processus de prise en charge de mes parents en soi a été assez complexe.
« Personnellement, je pense que j’aimerais voir des approches plus spécifiques à la culture pour informer les personnes vivant avec un trouble neurocognitif au sujet de ces maladies. À mesure que la maladie de mon père progressait, il s’exprimait de plus en plus souvent en tagalog. »
Mes parents ont eu beaucoup de chance d’avoir trois filles pour s’occuper d’eux, de leur santé, de leurs finances, de leur propriété et de toute l’administration nécessaire pour gérer les affaires de ma mère. Je pense que c’est monnaie courante au sein de la communauté philippine, mais aussi une attente non exprimée et une valeur culturelle : prendre soin de ses aîné·es.
Prendre soin de mes parents a vraiment été une affaire de famille. Maintenant, ma mère vit à temps partiel avec chacune de nous, à tour de rôle. Nous nous relayons pour pouvoir profiter d’un peu de répit et, surtout, pour partager des moments de qualité avec elle. Pour nous aider, des prestataires de soins sont là pendant 10 heures par jour quand nous sommes au travail. Quand je dis « famille », je veux aussi dire que nous avons pu embaucher des personnes qui font maintenant partie de la famille : l’une est ma meilleure amie, une autre est ma cousine et la troisième est la nounou qui s’est occupée de mes garçons quand ils étaient jeunes. Pour nous, ces personnes font partie de la famille. Pour nous, et en particulier pour ma mère, recevoir des soins de personnes qui nous procurent un sentiment de familiarité a toujours été important.
Personnellement, je pense que j’aimerais voir des approches plus spécifiques à la culture pour informer les personnes vivant avec un trouble neurocognitif au sujet de ces maladies. À mesure que la maladie de mon père progressait, il s’exprimait de plus en plus souvent en tagalog. La barrière linguistique peut influencer le diagnostic et elle peut aussi créer des problèmes pour expliquer ce qui se passe à la personne et à la famille et les préparer à quoi s’attendre. Nous avons besoin de plus de médecins se spécialisant en psychiatrie gériatrique et nous devons soutenir la formation des personnes venant de diverses communautés. Dans l’intervalle, peut-être qu’il serait bon de fournir l’accès à un ou une leader de pratique avancée, un travailleur ou une travailleuse social·e ou une personne dans ce domaine — quelqu’un qui intervient après la discussion du médecin avec la famille et qui peut avoir une conversation adaptée à la culture de la personne visée.
Par exemple, dans ma culture et dans ma famille, je ne vois aucun problème à ce que mes enfants de 16 et 15 ans prennent soin de ma mère et de mon père. Dans d’autres cultures, on pourrait dire qu’ils sont trop jeunes, qu’ils ne peuvent pas faire ça. Voici un autre exemple : dans de nombreux supports pédagogiques sur les troubles neurocognitifs, le « proche aidant » est une personne seule, plutôt qu’un réseau composé de proches. Nous avons besoin de plus de spécialistes et de ressources culturellement appropriées.
Je dirais aussi que, dans le système de santé, il faut vraiment se pencher sur l’accompagnement de la patientèle et sur les troubles neurocognitifs, mais aussi sur ce que cela signifie pour les soins à domicile, pour lesquels il n’existe que peu de ressources en ce moment. Nous avons besoin de plus de changements, de plus de prestataires de soins qui ont reçu une bonne formation et qui sont aptes à travailler. Pour moi, ce serait bien de recevoir des subventions du gouvernement pour soutenir les soins à domicile pour les personnes vivant avec un trouble neurocognitif. À bien des égards, les soins à domicile sont une question de dignité, surtout d’un point de vue culturel. La plupart des établissements de soins de longue durée n’offrent pas notre type de nourriture ni d’autres aliments ethnoculturels. Si vous êtes chez vous, vous pouvez consommer les aliments propres à votre culture. Vous êtes encore une personne. Vous existez.
Il faut aussi améliorer l’orientation dans le système de soins pour les troubles neurocognitifs. Un cousin m’a contacté, car il sait que je travaille dans le domaine de la santé. Il avait de la difficulté à recevoir un diagnostic pour son père. Je lui ai dit ce qu’il devait faire. Mais qu’en est-il des personnes qui n’ont pas quelqu’un comme moi dans leur famille? Comment sont-elles censées savoir où aller pour passer un test de mémoire?
De plus, nous avons encore une pénurie de médecins et de spécialistes en soins familiaux. Plusieurs membres du corps médical prennent leur retraite et cela a actuellement des répercussions sur les soins et le diagnostic des troubles neurocognitifs. Nous perdons la continuité des soins. Les gens vont devoir se débrouiller par euxmêmes. Mais personne, vraiment, ne devrait être confronté à cette situation seul. »
Photo : Avec la permission d’Arlene et de sa famille.